LE PAGODA, MISTER SETO ET NOUS AUTRES.
par Gilles Simard
Construit vers la fin des années quarante le long du boulevard du Lac-Beauport, en face du chemin du Brûlé, à deux jets de pierre de chez-nous, l’hôtel-restaurant chinois le Pagoda jouxtait un grand terrain vague bordé au sud par une rangée d’épinettes, de vieilles carcasses d’autos et quelques maisonnettes d’après-guerre. L’endroit payait peu de mine. Une galerie d’entrée chambranlante, une affiche avec des idéogrammes manquants, un avant-toit aux coins relevés à moitié pourris, voilà qui conférait à la bâtisse rouge et verte une allure à la fois glauque et rococo.
Les murs du bâtiment exhalaient en permanence une odeur de friture grasse et outre le fait qu’on y avait longtemps servi des spiritueux dans des tasses de thé faute de permis d’alcool, les ragots sur des chiens et des chats disparus et soi-disant cuisinés en ragouts, ajoutaient à la réputation sulfureuse du Pagoda et de son propriétaire, mister Seto. Ce dernier, Bill de son surnom, un petit homme chétif au grand sourire timide, était un ancien avocat de la ville de Canton, en Chine, ayant comme des millions d’autres, fui Mao Zedong et sa révolution. Comme de raison, il n’en fallait pas d’avantage, au milieu des années soixante, dans cette petite bourgade entourée de montagnes qu’était le Lac-Beauport, pour enfiévrer nos imaginaires d’ados et pour s’inventer quelque fumerie d’opium ou tripot de mah-jong dissimulés quelque part dans l’établissement.
Pendant longtemps, mister Seto, sa famille et ses deux cuisiniers réguliers, le gros Pete et le vieux Tom, ont été considérés comme des gens aux mœurs relativement douteuses et, Florence et Girly, leurs deux serveuses locales, passaient pour « complices » de cette supposée mafia digne de la Ligue anti-péril jaune des années vingt. On avait beau être en pleine révolution tranquille, et voir les communautés chinoises prospérer un peu partout, nous marinions encore dans une bienheureuse ignorance, à quelques années seulement des p’tits Chinois-à-dix-sous de la Sainte-Enfance, à l’école St-Dunstan.
Pourtant, avec son plancher de bois usé, ses bouliers-compteurs derrière le comptoir, sa cuisine malodorante et son juke-box brinquebalant, ce boui-boui a fini par devenir pour mes deux frères et moi un lieu de perdition délicieux, une oasis de liberté, une sorte de Bagdad Café dans le désert de nos vies encore vides. Et nous cohabitions là avec une faune tout aussi bruyante que disparate : des journaliers des centres de ski voisins, des truckers du Lac-Bleu, des universitaires, des vétérans de la guerre de Corée, des poivrots, des rednecks, des barbus, quelques rares femmes, tout ce beau monde formant une macédoine de Québécois, d’Anglos et d’Irlandais qui célébraient autant la St-Jean que la Ste-Pat’s, les congés de fin de semaine et les "hangovers" du lundi. C’étaient des petites gens, des besogneux, des pas commodes, des gigueux, des jeunes et des vieux qui avaient pour nom Alain, Duclos, Simard, Pelletier, Simoneau, Morency, Morgan, Woolfe, Korrigan, Mc Donough, Monaghan, qui provenaient d’Orsainville, Stoneham, Ste-Brigitte-de-Laval, Notre-Dame-des-Laurentides, partout là où tintaient des clochers de banlieue.
Ah! le Pagoda … C’est dans cette gargote dont les murs de stuc regorgeaient de coquerelles que j’ai dansé mes premiers slows collés ; apprivoisé la marijuana et dégusté mon premier nouilles frites à la québécoise. Oh oui, le Pagoda ! Les donzelles en mini-jupes, les engueulades sur la souveraineté, les après-bals calamiteux, la Crise d’octobre en direct, les accrochages avec les matamores des villages voisins, les grands désespoirs amoureux … Que d’images, d’odeurs et de souvenirs ! Et le discret maître d’œuvre dans tout ça, le pilier, bien épaulé par ses deux dévouées Florence et Girly, c’était mister Seto, avec ses trois mots d’anglais, ses mains jointes et ses courbettes à n’en plus finir. Une politesse, chez cet homme, qui frisait souvent l’obséquiosité mais qui était aussi son ultime rempart contre les insultes et le mépris de certains clients particulièrement violents et racistes. Mister Seto, un regard à la fois timide, engageant, scrutateur, qui pouvait vous frôler l’âme. Mister Seto, de grands yeux noirs, tantôts rieurs, tantôt navrés, mais toujours avec cette petite lueur au fond, comme une flamme de lampion vacillante, quelque chose de fort et de fragile en même temps. Était-ce dû à quelque tragédie personnelle ? La perte d’un être cher ? La barrière des langues ? La tristesse des déracinés ? Sa Chine lointaine ? Tout ça ensemble ? Qui sait ?!
J’aimais cet homme et malgré nos difficultés langagières, il nous arrivait de vivre ensemble des moments fabuleux, le samedi soir notamment, quand nous étions tous les deux rivés à la télé de Radio-Canada pour applaudir le Canadien de Montréal. Mister Seto était un fan du tricolore, et, comme je m’en suis aperçu plus tard, c’était surtout un grand amoureux de ce merveilleux sport qu’est le hockey, avec l’excitation, la vitesse, et toute la verve poétique d’un René Lecavalier pour décrire le jeu. J’aimais cet homme mais hélas, d’autres beaucoup moins, c’est peu dire. Ainsi, à certaines occasions, quand la meute déchaînée envahissait le plancher pour un lunch de minuit, la quantité de quolibets et d’injures qui pleuvaient sur lui était inimaginable ! Ça bavait, toi ! Ça grondait, les soulauds ! Ça hurlait, les loubards !
— « Ça s’en vient-y mon lunch, calvaire de chinetoque ? »
— ¬ « Ah ! Mon hostie de chinois, c’est mieux d’être bon parce qu’on va te désosser ! On va faire des "spare ribs" avec toé ! »
— « Maudits importés, va ! Faces de citrons ! »
C’était un festival du macabre et du racisme dans toute sa hideur. À qui serait le plus gnochon, le plus grossier, le plus bêtement ordurier ! Et indigné, blessé, apeuré, le petit homme qui n’y comprenait rien mais comprenait tout, devait battre en retraite et s’en remettre aux deux serveuses. Dans ces moments-là, moi et toute ma bande, nous ressentions de la gêne, de la honte, autant que de l’impuissance.
Comment remettre ces monstres à leur place ? Comment intervenir face à des ploucs plus nombreux qui ne cherchent que ça ? Alors, dans notre mollesse ordinaire, dans notre couardise larvée, nous laissions faire, ravalant notre malaise et attendant que bien repues, les brutes s’en aillent. Mais la fin de semaine d’ensuite, ça recommençait ! Et encore, et encore, ça n’arrêtait presque jamais.
Un soir de semaine, en pleine canicule, deux clients ivres et dangereux qu’on avait précédemment barrés, se sont amenés et ont exigé d’être servis. Devant le refus du propriétaire, l’un des deux s’est rué sur lui et lui a entaillé la gorge avec un tesson de bouteille avant de prendre la fuite. Mister Seto a été hospitalisé et, chose rare dans le cas du Pagoda, la police a mené une enquête en bonne et due forme. Arrêtés, puis relâchés faute d’identification formelle, les coupables n’ont jamais inquiétés. N’empêche, cela a été un choc majeur ; un véritable point tournant pour notre petit groupe. Écœurés, nous avons décidé que c’était assez et nous avons fait courir le bruit que dorénavant quiconque s’en prenait à mister Seto, s’en prenait aussi à nous. La rumeur s’est propagée et malgré quelques soirées difficiles, quelques bons rifs, les choses ont fini par se calmer, le climat de violence s’alléger.
Amoindri, mais d’une résilience rare et voulant absolument nous témoigner sa gratitude, mister Seto a résolu un soir de février, de nous amener en ville, question de nous faire goûter l’ambiance du Nouvel An chinois. Amusés, intrigués, nous avons abouti au restaurant familial du clan Seto, en plein centre-ville, non loin du célèbre hôtel St-Roch, face à la gare d’autobus de Charlesbourg.
La soirée a été mémorable en tout. Avec mister Seto comme entremetteur, nous avons d’abord participé à un somptueux réveillon communautaire où s’entremêlaient bonne humeur, mets exotiques et bons souhaits. Ensuite, nous sommes passés dans un autre local enfumé où, regroupés autour de tables basses, des hommes en chemise blanche jacassaient en manipulant des cartes, des dés et des billets. « Ces hommes-là - qui buvaient de l’alcool et fumaient d’odorantes cigarettes - étaient pour la plupart des célibataires de la communauté », nous expliqua une jeune femme dont le fiancé s’y trouvait. « Après leur dure journée de travail, c’est pratiquement leur seul lieu de rendez-vous, et c’est ce qui fait que la police tolère ce clandé », a-t-elle ajouté candidement.
Nous ouvrions de grands yeux, mes frères et moi, et en revenant au Lac, nous rayonnions de contentement. Mister Seto nous avait fait découvrir un tout nouveau monde et par effet de miroir, sa joie de nous présenter à tous comme ses clients préférés et ses gardes-du-corps attitrés, nous avait empli d’une légitime fierté. Pendant longtemps, en plus des dragons de papier et du bling bling que nous rajoutions à chaque nouvelle version de l’histoire, notre entourage nous a éperdument envié cette soirée magique dans la communauté chinoise de la Capitale. Nous étions des champions, les rois de l’aventure abracadabrante !
Le temps a passé et notre petite bande s’est disséminée. Vendu au milieu des années 70, le bon vieux Pagoda a brûlé peu de temps après. Puis, acquise par un promoteur, c’est notre maison, à son tour, qui s’est consumée dans le cadre d’un exercice de pompiers. Ensuite, les maisons des voisins se sont effacées. Partout, au Lac-Beauport, le long du boulevard, sur les petites routes secondaires et aux flancs des montagnes qu’on avait littéralement pelées, on a vu s’agglutiner de nouveaux développements de maisons cordées, des parcs immobiliers sans âme. La paisible bourgade est devenue une grosse « banlieue rapprochée ».
À Québec, c’est tout le quartier chinois et une partie de St-Roch-sud qui ont été avalés par la « rénovation urbaine » de l’époque. Exit la population locale ! Disparues les sympathiques gargotes chinoises accrochées comme des lanternes le long des rues Fleury, St-Vallier, de la Couronne et autres ; toutes ces petites bicoques au charme suranné qui métissaient la zone : le Canton, le Min Sun, le Dragona, chez madame Tippitit ; envolés aussi, la Tour, le Chat Blanc, l’Italia, le Bal Tabarin et tous les établissements pure-laines du coin. Tout ce patrimoine urbain unique a été détruit pour faire place à l’autoroute Dufferin, une construction de béton pharaonesque maintenant désuète !
Quant à mister Seto, ce diable d’homme que je n’ai plus revu, vivant ou mort, je suis certain qu’il a dû être très chagriné par tous ces bouleversements, cet anéantissement, au Lac-Beauport comme en ville.
Peiné par tout ça, oui, mais très certainement aussi … par la descente aux enfers du Canadien !
Sacré bonhomme, va ! Où que vous soyez maintenant, cher monsieur Seto, merci d’avoir contribué à faire de nous de meilleures personnes ! Merci.
* Napoleon C. Woo. Michel Parent
GILLES SIMARD, un ancien du Lac-Beauport
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