Avec un peu de chance, je serai en avance pour mon rendez-vous avec mon bon ami M. Lee Mingh. J’aurai ainsi le plaisir de revoir sa démarche incertaine et quelque peu chaloupeuse. Je ne l’ai pas revu depuis le temps où il faisait office de chef cuisinier au restaurant chinois « Le Canton » sis au coin Saint-Vallier et De La Chapelle dans le quartier Saint-Roch à Québec. Trente-deux années se sont écoulées depuis notre première rencontre faite dans des circonstances nébuleuses et inusitées. Par un petit matin plutôt frisquet de l’automne 1972, je suis sur le Boulevard Charest afin de promener Mozart, mon fidèle compagnon aux grandes oreilles, lorsque je tombe sur un petit monsieur aux allures inquiétantes qui semble vouloir nous suivre… Je fais semblant de laisser Mozart faire ce qu’il a à faire sur un poteau et attends que ce quidam nous dépasse pour voir la suite. Mais, à ma grande surprise, arrivé à notre niveau il me prend par le bras et me demande, dans un français très approximatif, si je pouvais lui donner l’hospitalité pour la journée. « Pardon monsieur, ai-je bien compris !? » que je lui dis. Mais très rapidement je devine chez-lui une angoisse qui ne trompe pas et lui propose de l’amener chez-moi afin qu’il prenne un bon repas et du repos. En remontant la rue De La Chapelle il m’apprend qu’il est justement chef cuisinier au restaurant du coin et qu’il me voit tous les jours sortir mon chien. Personnellement, je ne l’ai jamais vu car les mets chinois ne sont pas mon fort et je ne suis dans le quartier que depuis peu de temps. Je prépare une boisson chaude et lui demande sans tarder de m’expliquer pourquoi il ne préférerait pas aller chez-lui. L’histoire qu’il me raconte restera à jamais gravée dans ma mémoire de par son incongruité… M. Lee Mingh est un rescapé des camps de rééducation du régime communiste de Mao qu’il a fui avec sa famille pour venir s’établir au Québec dans les années cinquante. Sa grande débrouillardise lui permis de se dénicher du travail dans les chemins de fer pour le Canadian Pacific. Le jour, il œuvrait à la Gare Du Palais, et le soir venu, il complétait ses journées dans les cuisines de sordides restaurants tenus par des compatriotes sympathisants. Il réussit tant bien que mal à se refaire une vie et à faire vivre décemment sa famille, depuis une dizaine d’années. Maintenant il est le patron du fameux restaurant « Le Canton ».
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