Histoire

Travaux de chercheurs en histoire




Le belligérant oublié : la mission jésuite canadienne-française du Xuzhou (1937-1955)

par Jean-François Berthiaume-Fernandez

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2.2. Les conséquences de l’avancée communiste sur la mission du Xuzhou (1948-1955).

Pendant la guerre sino-japonaise, les œuvres sociales des Canadiens français s’intensifient, représentant un nouvel élément conflictuel avec le PCC. La nature anticommuniste des missionnaires et l’écoumène exploité sont incompatibles avec la réorientation des objectifs communistes sous le leadership de Mao Zedong[36]. Ce dernier se traduit d’abord par un projet adressé essentiellement aux campagnes. Il faut y assurer la paix et l’ordre, former une armée de « troupes bienveillantes » pour fraterniser avec la paysannerie, recruter des militants locaux et mettre sur pied un programme pour l’amélioration des conditions économiques[37]. On ne retrouve cependant que très peu de mentions du leadership communiste et de son plan dans les périodiques étudiés. Aux yeux des jésuites, leur « guerre » avec les communistes se résume à une dichotomie entre le bien et le mal, sans concessions possibles.

Les relations entre Jésuites et Communistes évoluent entre 1945 et 1949, entre tolérance et « persécution systématique »[38]. À partir des derniers mois de 1947, Le Brigand multiplie les mentions d’assassinats, de pillages, de destruction d’écoles et autres bâtiments missionnaires ; des actions qu’on qualifie comme « l’œuvre des Rouges »[39]. Néanmoins, les missionnaires, comme pendant l’occupation japonaise, sont là pour rester et le désastre que représente l’avancée des armées rouges pour la mission est synonyme de résilience, voire de fierté. Quoiqu’il advienne, la foi triomphera : « ce que vous ne lirez pas mais devinerez (…), c’est le grand mérite de ces missionnaires indéfectibles et la joie intime qu’ils éprouvent, malgré tout, d’avoir été pour Jésus Christ, de “bienheureux persécutés” »[40]. En octobre 1948, Le Brigand publie un article faisant état d’un apaisement des politiques rouges, car elles étaient supposément préjudiciables pour leur entreprise révolutionnaire ; des missionnaires sont libérés un peu partout sur le territoire de la mission. Cependant, aux yeux des Jésuites, les Communistes demeurent de « faux prophètes » et leur stratégie n’est que « ruse du loup vêtu en brebis »[41]. Cette prédiction est toutefois remise en question quelques mois suivants ; les missionnaires se font même rassurants. Léo-Paul Bourassa révèle en janvier-février 1949 que les Communistes se « conduisent gentiment » et que « tout marche comme auparavant dans la Mission », dans la ville de Xuzhou, un possible changement « plus ou moins radical dans leur politique »[42].

L’espoir est de courte durée : à l’été 1949, les rouges se rapprochent de la « Libération » attendue et révisent leur position face aux missionnaires. En effet, près de 300 millions de Chinois sont à ce moment sous l’occupation communiste et plusieurs autres provinces sont sur le point de tomber. C’est dans ce contexte que des chefs locaux font parvenir des ultimatums aux missionnaires d’une région : « (…) vous êtes les assassins de notre révolution (…) aujourd’hui nous vous disons, au nom de notre peuple, de plier bagage au plus vite »[43]. Des tracts étaient distribués pour persuader les Chinois d’apostasier, les écoles sont devenues les instruments d’une propagande de masse et Monseigneur Philippe Côté, représentant des Jjésuites, est même mis au cachot pendant cinq semaines[44]. Le triomphe communiste est officialisé en octobre 1949, lorsque Mao Zedong proclame la République populaire de Chine. Néanmoins, leur zèle apostolique est inébranlable ; ils se font en outre optimistes en décembre 1949 : « (…) les catholiques ont une part plus restreinte qu’autrefois, mais les Communistes n’ont pas encore réussi à intercepter le message évangélique »[45]. Les réjouissances sont encore une fois de courte durée, car la victoire du PCC s’accompagne d’une nouvelle politique explicite contre l’Église catholique romaine[46]. On impose trois principes généraux, soit l’autonomisation totale du clergé catholique chinois, son épuration de ses origines impérialistes, et l’arrêt complet du financement étranger. En somme, l’Église est légitime si elle sert les intérêts de la patrie, une condition essentiellement impossible à respecter pour les Jjésuites canadiens-français du Xuzhou, qui sont progressivement réduits au silence jusqu’à leur expulsion en 1955[47].

Conclusion.

La Chine de la première moitié du XXe siècle est soumise à d’importantes mutations justifiées par un désir d’unifier et moderniser les mécanismes millénaires de son immense territoire. Cette entreprise mène à une violente guerre civile entre nationalistes (KMT) et communistes (PCC) entre 1927 et 1937, puis 1945 à 1949. La trêve naît d’une union fragile contre l’envahisseur japonais. Ces deux événements majeurs ne manquent pas d’affecter moralement et physiquement les missionnaires canadiens-français du Xuzhou. Si le conflit sino-japonais a occasionné des destructions et des massacres, il permet aussi d’exercer l’apostolat auprès de la population terrifiée. L’occupation nipponne magnifie l’entreprise évangélisatrice des Jésuites. Mais la mission ne connaît pas de répit ; elle tombe une fois de plus dans l’effroi avec les avancées communistes dans les campagnes du Xuzhou. À l’instar de la première période de crise, les missionnaires organisent leur résistance et font preuve d’une résilience inouïe qu’ils puisent dans leur foi indéfectible. Ainsi, leur intransigeance doctrinale s’est avérée un outil primordial, mais également un inconvénient. En s’appuyant sur les publications du Brigand, on constate que la nature de leur entreprise n’était vraisemblablement pas en phase avec les changements sociaux, politiques et économiques de l’époque. À l’image de la société dont ils étaient issus, les missionnaires souffraient de leur position ambiguë face à la modernité et ses émanations, interprétées souvent comme de l’athéisme, une terrible menace, à leurs yeux pour l’humanité. Dans cette optique, il serait pertinent de se pencher sur la proximité entre le Québec de la première moitié du XXe siècle et son potentiel microcosme du Xuzhou afin d’approfondir sur les conflits idéologiques qui opposaient les missionnaires jésuites et les différentes factions révolutionnaires.




[36] Fairbank, op. cit., p. 465.
[37] Ibid., p. 457.
[38] Austin, op. cit., p. 293.
[39] « Nouvelle de Chine », Le Brigand, Montréal, no. 108, décembre 1947.
[40] Gustave Gauvreau, « Bienheureux les persécutés », Le Brigand, Montréal, no. 109, janvier 1948.
[41] Abbé Raymond de Jaegher, « Ou en est le communisme en Chine », Le Brigand, Montréal, no. 116, octobre 1948.
[42] Léo-Paul Bourassa, « Rassurez-vous ! », Le Brigand, Montréal, no. 119, janvier-février 1949.
[43] « Sous la faucille », Le Brigand, Montréal, no. 123, juin 1949.
[44] « Deux étendards », Le Brigand, Montréal, no. 124, septembre 1949.
[45] Rosaire Renaud, « Un an déjà », Le Brigand, Montréal, no. 127, décembre 1949.
[46] Austin, op. cit. p. 294.
[47] Ibid., p. 301.