Histoire

Travaux de chercheurs en histoire




Les missionnaires jésuites québécois et leurs représentations des pratiques alimentaires chinoises durant le premier tiers du XXe siècle

par Antoine Bouchard-Marchand

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1.1 Les représentations alimentaires chinoises selon les écrits missionnaires.

Tout d’abord, à travers la consultation de la revue Le Brigand nous avons retenu un article où le missionnaire Joseph-Louis Lavoie nous décrit le savoir-faire culinaire des Chinois qu’on qualifie de savoureux et d’abondant :

Les ménagères préparent d’autres monceaux de victuailles, toute plus appétissantes les-unes que les-autres : vermicelles déconcertants, herbages inouïs hachés et pilés, haricots de tous noms, de toutes couleurs, de toutes grosseurs, de toutes formes ; les cruches s’emplissent d’eau-de-vie de sorgho ou de riz ; les desserts, sucreries multiples, torsades de pâtes, galettes, nougats, débordent des corbeilles d’osier. On aura des provisions toutes cuites pour au moins quinze jours. L’abondance est assurée pour le temps des fêtes : moins assurée peut-être vers la fin, la fraîcheur de tous ces mets cuisinés longtemps à l’avance. [18]

À travers cet extrait, le Père J.L Lavoie nous informe explicitement de l’allure des préparatifs d’un repas festif. Le repas en question est en lien avec l’approche du Nouvel An chinois. Pour les Chinois, le Nouvel An est un moment clé où manger se doit d’être abondant. Nous le savons, la nouvelle année n’est jamais célébrée à une date fixe. Il est intéressant de souligner que le passage de l’année 1930 à l’année 1931 s’effectue dans la nuit du 16 février et que dès le 6 février - date à laquelle le Père Lavoie écrit cette nouvelle – nous nous rendons compte que les préparatifs sont déjà commencés. Puisqu’il s’agit de la première fois où les missionnaires québécois participent à la célébration du Nouvel An chinois, il est valable de se questionner à savoir si cette manière de procéder est la même chaque année. Une étude comparative vis-à-vis d’autres villes chinoises serait également intéressante.

De plus, le Père Lavoie fait mention de l’usage de certains aliments, épices, sauces, plantes, fruits et mode de cuisson. Lavoie énumère même ce qu’on a acheté lors des emplettes : « - Viande, poisson, noix, jujubes, piment, badiane, oignon, ail, gingembre […] »[19]. Ceci nous informe au minimum sur les aliments utilisés par les Chinois de Süchow lors du repas du Nouvel An 1930-1931. Les jésuites sont bavards sur les pratiques alimentaires durant cette célébration. En effet, dans les écrits du Père Renaud, ce dernier émet des constatations semblables à celles que fait le Père J.L. Lavoie. Pour sa part, le Père Renaud rajoute que le repas est pour les Chinois un moment de rassemblement et qu’il s’agit d’un aspect incontournable de la sociabilité chinoise. En ce sens, il insiste sur le fait qu’un repas est généralement au centre de toutes occasions. De plus, le Père Renaud reconnaît que les Chinois maîtrisent très bien les subtilités gastronomiques : « […] les Chinois ont le sens de la cuisine, le goût des mets fins, des sauces à saveur délicate et compliquée. […] Leur vie sociale se manifeste surtout autour d’une table savamment garnie : noces, funérailles, amitié, affaires, procès, chicanes, contrats, réparations d’honneur, tout commence ou se termine autour d’un banquet »[20].

Bien que les moments festifs soient accompagnés de repas abondants, copieux et savoureux, il faut dire que la plupart du temps, les missionnaires laissent prétendre que les Chinois sont contraints de s’alimenter en fonction de leurs récoltes. En moyenne, les familles paysannes de la région de Süchow possèdent une terre de trois acres[21]. Nous savons que ces récoltes ne sont pas des plus abondantes. En effet, le Père Renaud nous indique qu’en dehors de toutes célébrations, les Chinois sont contraints de se nourrir à partir de ce qu’ils parviennent à produire et ne fréquentent pas régulièrement les emplettes comme on a l’habitude de faire lors des fêtes importantes. Faire les emplettes nécessite une somme d’argent que ces derniers préfèrent plutôt économiser. De plus, le Père Renaud nous indique que les Chinois de Süchow mangent généralement deux repas par jour. Ces repas sont généralement constitués de légumes et de quelques variétés de pains. Pour reprendre les mots du Père Renaud :

Le menu biquotidien de 90 % de la population, trois cents jours par an, est extrêmement maigre : petits pains cuits à la vapeur, - pains de froment chez les riches, de froment mêlé de féculents moins raffinés, maïs sorgho, chez les autres, - crêpes sèches, vermicelle bouilli de millet ou de sorgho, taro bouilli, quelques légumes frais ou salés, une goutte de sauce piquante, une bouchée de viande ou de poisson de temps en temps […] on se rationne en proportion des réserves sur lesquelles on doit vivre jusqu’au prochain blé. [22]

Par ailleurs, certains jésuites soulignent que l’approvisionnement alimentaire des Chinois de Süchow est parfois critique. Bien que son auteur soit inconnu, le numéro 11 du mois d’octobre 1931 nous apprend que des inondations du fleuve Yangzi ont privé cette année l’ensemble des Chinois de Süchow et que le déficit en nourriture est très important[23]. C’est notamment à la suite d’épisodes de ce genre d’épisode que les auteurs du Brigand s’assurent de rappeler l’aspect propagandiste de la mission et que l’Église de Süchow est continuellement à la recherche de dons afin d’offrir une qualité de vie minimale à quiconque. L’alimentation est un élément de base dans le confort de tout être humain et les missionnaires s’assurent de solliciter le maximum d’individus. À preuve, comme l’indique J.L Lavoie au sujet du débordement du fleuve Yangzi et de l’approvisionnement alimentaire : « on ne devra compter que sur la charité internationale »[24]. Outre les catastrophes naturelles, la misère causée par le conflit sino-japonais se présente comme une autre occasion pour les jésuites de souligner certaines difficultés par rapport à l’alimentation des Chinois. À première vue, le Brigand ne fait pas mention que les Japonais empêchent directement les Chinois de s’alimenter ou qu’ils ont détruit leurs récoltes. En fait, les jésuites se servent plutôt d’évènements tragiques comme la mort de certaines personnes pour souligner que cette mort se présente comme étant libératrice des supplices de la famine qui frappe parfois Süchow. À ce sujet, nous pouvons lire le Père Joseph-Louis Lavoie qui affirme : « Fini pour elle, le bal tragique. Fini pour la grand-maman, émigrée avec sa petite, dans l’espoir d’éviter les soldats, d’échapper aux bombes qui pleuvent dans le ciel (…). Elle avait fui la faim. Pour sa petite surtout. Et la faim a terrassé l’aïeule. Les caresses de l’Enfant et le bol sans riz n’arriveront pas à la ranimer »[25].

Les Chinois ont su s’adapter à plusieurs de ces difficultés alimentaires. Puisque les mauvaises récoltes, les catastrophes naturelles, les problèmes de brigandage et de conflits militaires frappent fréquemment et sans avertir personne, Jacques Langlais qualifie la cuisine chinoise : « d’art de tromper la faim »[26]. Il est de mise de rappeler ici que les missionnaires se présentent comme de véritables intermédiaires culturels. Nous déclinons ici cette affirmation sous deux différents angles. Dans un premier temps, les jésuites cherchent à enseigner aux femmes canadiennes-françaises qu’il serait de mise qu’elles imitent certains comportements des femmes chinoises en ce qui a trait à la sphère domestique. En effet, devant la capacité des femmes chinoises à adapter et rationner les repas du quotidien, le Père Lafortune écrit dans l’un de ses textes que : « toute maîtresse de maison canadienne aurait profit à imiter la paysanne du Siu-tcheou fou »[27]. Ce dernier défend l’idée que les femmes de Süchow sont très économes et que ceci est perceptible à travers la préparation et la constitution des plats. De ce fait, Lafortune considère à juste titre que : « […] nos gens ont à un degré supérieur l’art de tirer parti de leur nourriture »[28].



[18] J.L Lavoie, « Jour de l’An », Le Brigand, numéro 6, février 1931, p. 4
[19] Ibid., p.3
[20] Jacques Langlais, Les jésuites du Québec en Chine (1918-1955), Québec, Les presses de l’Université Laval, 1979, p.102
[21] Fleury, op. cit., p. 144
[22] Ibid., p. 115
[23] Auteur inconnu, « Échos et Nouvelles », Le Brigand, numéro 11, octobre 1931, p. 9
[24] Idem
[25] J. L, Lavoie, « Le Bal », Le Brigand, numéro 58, septembre 1938, p. inconnue
[26] Langlais, op. cit., p. 102
[27] Idem
[28] Idem