Histoire

Travaux de chercheurs en histoire




Le belligérant oublié : la mission jésuite canadienne-française du Xuzhou (1937-1955)

par Jean-François Berthiaume-Fernandez

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2. La montée et la victoire du communisme en Chine (1943-1955).

Dans un pays essentiellement rural, l’amélioration de la productivité agricole individuelle était fondamentale pour mener à bien l’unification de la Chine souhaitée par le Kuomintang[28]. En d’autres mots, il s’avérait impératif, pour développer la qualité de vie, d’augmenter le nombre de propriétaires terriens et réduire ceux qui possédaient le sol et vivaient en ville[29]. L’inefficacité du Kuomintang d’appliquer — sur la longue durée — des solutions concrètes aux plus grands problèmes de la Chine du XXe siècle et son incapacité à répondre à la misère des dizaines de millions de paysans dans le contexte de la guerre font basculer le support de plusieurs vers leur ennemi. Le PCC, que le KMT avait pratiquement anéanti au milieu des années 1930, sortait avantagé de l’incompétence du gouvernement nationaliste à obtenir le soutien des paysans et se retrouvait désormais en position profitable dans leur entreprise révolutionnaire qui s’appuyait essentiellement sur le contrôle et la réforme de territoires ruraux[30]. Toutefois, l’imbroglio social, politique et économique, engendré à la fois par les stratégies du PCC – dans son projet de fondation d’une société civile nouvelle – et par le contexte de la guerre sino-japonaise, se transforme en cauchemar pour les missionnaires canadiens-français lorsqu’ils regagnent leur mission du Xuzhou.

2.1. Une nouvelle guerre à l’horizon : Jésuites vs Communistes.

Dès le début des années 1940, les missionnaires reçoivent des échos des avancées communistes en Chine du Nord. Si les révolutionnaires ne détiennent pas encore les moyens de s’imposer physiquement, de profonds changements sont en train de se matérialiser au sein même du Parti communiste et dans son « programme ». La sinisation du marxisme-léninisme et la prise en charge du Parti par Mao Zedong insuffle un vent d’espoir dans les campagnes. Les « Rouges » avaient toujours été leur némésis, mais les échecs du KMT à contenir leurs percées pendant le conflit sino-japonais rendent maintenant tangible cette idéologie. Il convient de sortir quelque peu du contexte du Xuzhou pour expliquer brièvement les dissensions doctrinales dans la Chine du XXe siècle. Les nationalistes et les communistes envisagent tous deux un gouvernement séculier et se basent sur des modèles occidentaux qui transcenderaient le confucianisme intrinsèque à la société de l’époque[31]. Seulement, les seconds restent davantage hostiles face à l’influence occidentale que représentent les Jésuites[32]. Par exemple, l’éducation s’établit en composante essentielle du programme du PCC, tout comme celui des Canadiens français et leurs représentants du Xuzhou. En somme, les techniques de prédication sont similaires, mais les motivations et le contenu enseigné sont diamétralement opposés. Effectivement, contrairement aux dissensions observées jusqu’ici — davantage de nature nationaliste — le conflit divisant les missionnaires et les communistes répond plutôt à une logique oppositionnelle entre deux systèmes de pensées internationaux dictés nécessairement par le Vatican d’un côté et l’URSS et le Komintern de l’autre. En effet, les Jjésuites dépendent du Saint-Siège qui apparaît, au XXe siècle, en croisade contre le communisme. Cela se traduit particulièrement sous Pie-XI par les encycliques Quadragesimo anno (1931) et Divini redemptoris (1937) qui le condamnent et encouragent les missionnaires à combattre cette idéologie[33].

La table est donc mise, dans les années 1940, pour un affrontement idéologique des plus virulents. Le périodique Le Brigand devient, à l’époque, une source éminemment riche qui témoigne de l’aggravation de l’hostilité des missionnaires. On assiste à une multiplication considérable des articles dénonçant le communisme et le Parti communiste chinois. Ces sources permettent de comprendre le rigorisme du catholicisme et son ancrage intense dans la société canadienne-française, à qui est principalement adressée la propagande anticommuniste retrouvée dans Le Brigand. En mars 1947, par exemple, on peut lire dans la rubrique « Déboires » du Brigand , ces mots du P. Pierre Laramée, missionnaire de Wangkow : « J’ai douloureusement constaté que les communistes ont laissé une empreinte profonde dans les esprits et les cœurs (…) une foule de gens ont été entraînés par l’armée rouge. Bon nombre, de toutes conditions se sont compromis en aidant les communistes »[34]. Il est permis de croire, à la lumière de ses quelques lignes, que les missionnaires ne peuvent, ou ne désirent simplement pas, remettre en question leurs propres convictions afin de comprendre les raisons derrière le soutien communiste. Toute prétention différente que le sauvetage de la Chine à travers le catholicisme n’est pas envisageable pour ces missionnaires. Un autre article du Brigand de mars 1947, intitulé « L’avenir du catholicisme en Chine », montre encore une fois la difficulté pour les missionnaires de porter un regard critique sur leurs actions et leur doctrine. À leurs yeux, les obstacles puisent plutôt leurs racines dans l’incapacité des Chinois à s’adapter et accepter le catholicisme : « Le peuple, suivant les vues de la classe instruite, considérait la religion catholique plutôt comme une invention des “diables” étrangers, destinés à changer leurs coutumes nationales (…) »[35]. Cette citation reste partiellement véridique, car beaucoup de Chinois entretiennent de bonnes relations avec les Jésuites, mais peinent tout simplement à abandonner leurs traditions dites « païennes ». Néanmoins, il faut examiner l’incapacité des jésuites à comprendre les mutations sociales de l’époque et par conséquent l’adhésion à d’autres systèmes de pensée, en l’occurrence le communisme, idéologie qui gagne de plus en plus de terrain à partir de 1948.




[28] Fairbank, op. cit., p. 431-432.
[29] Ibid., p. 435.
[30] Ibid., p. 448.
[31] Mitter, op. cit., p. 128.
[32] Martine Raibaud, « Les missionnaires catholiques en Chine au XXe siècle. Quelques regards sur la société chinoise en mutation à travers les œuvres d’éducation : la confrontation avec le communisme », Shenwen Li et al., dir. Rencontres et médiations entre la Chine, l’Occident et les Amériques : missionnaires, chamanes et intermédiaires culturels, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, p. 225-246.
[33] Fleuy, loc. cit., p. 27.
[34] « La vie-missionnaire : consolations-déboires », Le Brigand, Montréal, no. 101, mars 1947, p. 1.
[35] « L’avenir du catholicisme en Chine », Le Brigand, Montréal, no. 101, mars 1947, p. 1.